Interview croisée des présidents des chambres d’agriculture des régions de Fès-Meknès et de Centre-Val de Loire | Goût de France

Le thème de l’opération « Goût de / Good France », qui rassemblait du 14 au 22 octobre 150 ambassades et plus de 2000 restaurants dans le monde autour de la célébration de la cuisine française, était cette année l’alimentation durable. La région Centre-Val de Loire, qui est jumelée depuis 2009 avec la région marocaine de Fès-Meknès, était particulièrement mise à l’honneur.

Dans ce contexte, les présidents des chambres d’agriculture des régions de Fès-Meknès et de Centre-Val de Loire détaillent les enjeux des agricultures française et marocaine face au changement climatique et mettent en évidence la pertinence de la coopération entre le Maroc et la France sur ce sujet.

PNG Philippe Noyau est président de la chambre d’agriculture de la région Centre-Val de Loire

PNG Mohammed Missouri est président de la chambre d’agriculture de la région de Fès-Meknès

1. Quels enjeux pour les agricultures françaises et marocaines face au changement climatique ?

Philippe Noyau : En plus d’un réchauffement global, qui pose la question de l’adaptation des espèces cultivées aujourd’hui aux climats de 2030 et de 2050, le changement climatique a pour effet de modifier les cycles habituels des saisons et de multiplier les phénomènes extrêmes. Je pense à l’augmentation de la durée et de la rigueur des épisodes de gel au printemps, qui provoquent de graves dégâts sur les vignes et sur les arbres fruitiers. Je pense aussi aux inondations de plus en plus fréquentes, qui rendent toute culture impossible en engorgeant les sols d’eau.

A moyen terme cependant, plutôt qu’un excès d’eau, c’est un manque d’eau qui inquiète. Le début du printemps 2021 aura été particulièrement sévère à cet égard : le mois de mars s’est achevé avec un déficit de pluviométrie de près de 50 % à l’échelle nationale. Outre le fait qu’elles entravent le développement des cultures, de telles sécheresses sont critiques parce qu’elles pénalisent fortement la production fourragère (herbe donnée à paître aux animaux). Dans notre région, les étés secs sont un réel problème et obligent les agriculteurs à sortir le stock de fourrage dès juillet. C’est ainsi l’ensemble de nos techniques agricoles qui sont remises en cause par le changement climatique. L’alternance des saisons se fait plus brutale, avec une disparition des « périodes intermédiaires » qui permettaient de reconstituer des stocks hydriques ou laissaient le temps aux cultures de grandir avant les canicules. Nous devons faire face à des épisodes plus pluvieux et des périodes plus arides : cela nous oblige à revoir les espèces que nous utilisons, des cultures comme le colza par exemple devenant de plus en plus difficiles dans les zones non-irriguées. La chaleur est plus forte l’été : les vendanges s’en trouvent anticipées, le type de vins produits évolue, les cépages exploités aujourd’hui risquent de se révéler bientôt inadaptés.

Mohammed Missouri : J’identifie pour le Maroc et en particulier pour la région de Fès-Meknès trois principaux effets délétères du changement climatique.

Le premier est, comme en France, la rupture des équilibres agricoles et alimentaires par l’inadaptation progressive de certaines espèces à la nouvelle donne climatique. C’est notamment le cas pour les productions animales qui sont particulièrement mises à l’épreuve par l’assèchement des pâturages.

Le deuxième effet est le manque d’eau à cause du déficit pluviométrique, qui nous inquiète à encore plus court terme que la France compte tenu des sécheresses que le Maroc a connues dans les dernières années. Ce manque de précipitations introduit en effet une demande croissante de l’eau stockée à des fins d’irrigation, que nous observons désormais même pour un certain nombre de grandes exploitations qui utilisaient jusqu’ici les eaux de pluie. Or les débits des sources et les réserves en eau douce ont connu une baisse drastique au cours des dernières années.

Enfin, le troisième effet délétère du changement climatique est l’apparition de nouvelles maladies et la prolifération inédite de certains insectes qui, parfois conjuguées à la salinisation des sols, ont pour effet de rendre certaines terres totalement impropres à la culture.

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Château du Rivau ©David Darrault

2. A quelle vitesse les modes d’alimentation évoluent-ils sous l’effet de la prise de conscience écologique ?

Mohammed Missouri : Au Maroc, les modes de consommation évoluent doucement. La sensibilisation aux enjeux climatiques est surtout présente chez les scientifiques.

Philippe Noyau : Le diagnostic d’une évolution des modes de consommation en France depuis dix ans sous l’effet d’une prise de conscience écologique est généralement partagé. Si on regarde cependant les choses à l’échelle de deux ans, en considérant notamment l’impact de la crise sanitaire, le constat est plus contrasté. Dans un premier temps en effet, le confinement aura amené les Français à consommer davantage de produits issus de circuits de proximité (producteurs locaux), dont en particulier du bio, à la fois parce qu’ils avaient plus de temps pour réfléchir à ce qu’ils mangeaient mais aussi sous l’effet d’une réflexion sur le « monde d’après » qui a provoqué chez certains une volonté sincère de changement. Je constate cependant qu’un certain nombre de comportements sont revenus à la « normale » sitôt que la vie a repris son cours habituel. L’inflation que nous constatons aujourd’hui en France pour les produits alimentaires, qui entraîne une diminution du pouvoir d’achat, risque par ailleurs de continuer à ralentir le virage qualitatif qui s’était enclenché.

Une partie importante du public reste ainsi observatrice des évolutions à l’œuvre dans l’agroalimentaire. Tout notre rôle à nous, chambres d’agriculture, est de faire ce travail de pédagogie qui aide les gens à passer le cap de l’alimentation responsable. C’est ce que nous faisons dans le cadre du forum Open Agrifood, qui veut créer du lien entre tous les acteurs de la filière alimentaire par l’organisation d’événements. Nos axes de réflexion, qui associent les citoyens, veulent répondre à des questions très concrètes : comment arrêter de gaspiller ? Comment promouvoir les produits frais plutôt que les produits transformés ? Comment mieux éduquer à l’alimentation durable ?

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Région de Fès-Meknes © agrimaroc.ma


3. Comment les pouvoirs publics aident-ils les agriculteurs à faire face aux grands défis de la transition écologique ?

Philippe Noyau : En 2017, le gouvernement a décidé de lancer des « états généraux de l’alimentation », qui ont consisté en six mois de discussions dans toute la France entre pouvoirs publics, secteur privé, consommateurs, acteurs associatifs, autour de la transformation de notre modèle agricole. L’idée était d’avoir une démarche globale, du champ à l’assiette. Ces états généraux ont permis de dégager une feuille de route, qui a été transcrite en loi en 2018. Un des principaux objectifs de cette loi est de promouvoir l’accès à une alimentation respectueuse de l’environnement : elle prévoit ainsi un certain nombre de réglementations en matière alimentaire, comme l’obligation de consommer au moins 50 % de produits locaux ou de produits bio dans la restauration collective à partir de janvier 2022.

Si ces avancées réglementaires sont précieuses, la démarche des états généraux aura surtout permis de confirmer l’intérêt d’une approche partenariale, au niveau local, pour inventer l’agriculture de demain. Cette collaboration entre les acteurs de terrain est la clé de notre réussite. Au niveau régional, nous travaillons ainsi, depuis 2014, sur des « projets alimentaires territoriaux » qui fédèrent les différents acteurs d’un territoire (Etat, région, communes, représentants syndicaux…) autour de la question de l’alimentation. L’idée est de rayonner, à partir de cette problématique, sur tous les grands enjeux sociaux, environnementaux, économiques d’un territoire, en engageant des réflexions sur les défis aussi décisifs que l’érosion de la biodiversité, la malnutrition, l’autonomie alimentaire.

Le plan de relance (plan de 100 milliards d’euros lancé par le gouvernement français en septembre 2020, NDLR), qui a augmenté les subventions aux projets alimentaires territoriaux, aura de toute évidence été un aiguillon de ces démarches territoriales. Son ambition est de donner aux acteurs locaux les moyens de préparer aujourd’hui l’agriculture française de 2030. L’Etat participe ainsi au financement d’équipements de lutte contre le gel ; il facilite également, avec l’aide de la région, la plantation de haies pour augmenter la biodiversité dans les cultures. Sur le volet de l’innovation, il a prévu un « plan protéines végétales » qui vise à en augmenter la production en France, grâce à des actions de recherche ou encore une aide à la promotion des légumineuses auprès des consommateurs.

Mohammed Missouri : Le développement de l’agriculture biologique est d’abord indispensable pour faire face aux grands défis de la transition écologique. Il est particulièrement soutenu au Maroc depuis la mise en œuvre du « Plan Maroc Vert » de 2007, qui aura permis de structurer la filière autour de la Fédération interprofessionnelle marocaine de la filière bio (FIMABIO). Depuis 2018 et la loi 39-12 relative à la production biologique des produits agricoles et hydriques, le bio dispose par ailleurs d’un cadre de contrôle et de certification qui en assure la transparence ; la superficie en agriculture biologique a ainsi été multipliée par trois entre 2010 et 2019.
Les pouvoirs publics veillent cependant aussi à assurer l’intégration des agriculteurs les plus fragiles à la dynamique écologique, selon une approche de développement durable qui comprend aussi une composante sociale. Une attention particulière est ainsi portée à la formation et à l’encadrement des petits agriculteurs dans le domaine des techniques agricoles. Le fonds de développement agricole (doté de plus de 4 milliards de dirhams en 2021, NDLR) permet également à toutes les exploitations de disposer de financements qui prennent en compte leurs spécificités (dont notamment, pour beaucoup, l’absence de propriété des terres exploitées).

Le développement de circuits courts répond à cette même ambition à la fois sociale et écologique. Des espaces consacrés à la commercialisation de petits producteurs sont mis en place dans les villes mais aussi dans les foires ou lors d’événements agricoles à l’étranger. Le tourisme rural est particulièrement investi car il est un moyen de mieux valoriser les productions agricoles locales. Le numérique constitue enfin un levier important de développement des circuits courts, autant en France qu’au Maroc.

La transition écologique demande pour finir d’être capable de limiter au maximum les aléas de production, afin de préserver les revenus des agriculteurs et de garantir l’autonomie alimentaire. Le choix d’espèces capables de supporter la sécheresse et la salinité des terres est ainsi encouragé. Les grandes cultures sont mises en avant et des solutions innovantes d’irrigation continuent à être et promues, notamment grâce au Fonds de développement agricole, dans le cadre de la nouvelle stratégie « Génération Green » lancée par Sa Majesté le Roi Mohammed VI en février 2020. Enfin, l’évolution vers des systèmes agricoles mixtes, plutôt que des systèmes uniques, est toujours recherchée, surtout dans les régions montagnardes.

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Ferme du Plessis ©Ferry Van Der Vliet

4. Quels sont à votre avis les principaux axes de collaboration entre la France et le Maroc ?

Mohammed Missouri : Je pense que nous pouvons travailler ensemble sur la recherche dans le domaine de l’innovation verte. Je parlais précédemment de l’importance de bien choisir les espèces capables de supporter la sécheresse et la salinité des terres. Ces espèces pourront peut-être être des espèces que nous ne cultivons pas encore, venues d’autres pays du monde. Les espèces cultivées en France seront peut-être demain des espèces cultivées aujourd’hui au Maroc, et inversement. Nous aurons besoin pour ce faire d’une expertise partagée et de capacités communes de recherche.

Philippe Noyau : Je ne peux que me joindre à ce souhait d’une plus grande collaboration dans le domaine de la recherche en agronomie. C’est à mon avis un enjeu capital. En plus de l’utilisation d’espèces déjà existantes, il nous faudra en effet nous appuyer sur des biotechnologies qui permettront par exemple, pour faire face au manque d’eau, de concevoir des variétés plus précoces, qui vivent sur une période plus courte, en mariant des cultures par les gènes. Nous avons tout intérêt à une coopération franco-marocaine pour ce faire.

Le deuxième axe de collaboration que j’identifie porte sur l’optimisation de la ressource en eau. Le Maroc est un préfigurateur pour la France en la matière. Depuis des siècles, les Marocains ont mis en place des systèmes toujours plus sophistiqués pour optimiser l’eau en situation de rareté : je pense notamment aux impressionnants systèmes d’irrigation en oasis. Il me paraît aujourd’hui utile de développer une réflexion commune sur les différentes techniques de gestion de l’eau, tant dans la phase d’approvisionnement, de stockage que d’irrigation ; cela peut passer par des programmes de recherche partagés, la collaboration universitaire, l’envoi d’experts.

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Sancerre ©David Darrault

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Dernière modification : 28/10/2021

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